vendredi 16 janvier 2015

Maladies endémiques génératrices d'épidémies


Maladies endémiques génératrices d'épidémies


Il ne s'agit pas ici d'une redite. Nous savons déjà qu'une maladie peut se tra-duire par des cas isolés, endémiques, desquels, les circonstances aidant, peut sortir une épidémie. Dans les cas que nous avons envisagés, le mode de contagion, son agent, sont les mêmes dans les deux formes d'expansion de la maladie. Ce sont les circonstances variables qui font du contage le point de départ ou non d'une épi-démie.
Il est des maladies infectieuses dont l'agent de diffusion épidémique n'est pas le même que celui qui conserve le virus et détermine les cas isolés. Nous pouvons en citer quelques exemples.
Le plus éloquent, de connaissance récente, est celui du typhus endémique ou bénin, mieux désigné sous le nom de typhus murin, puisqu'il vient à l'homme par le rat et ses parasites. L'existence de ce typhus a d'abord été démontrée dans le Nouveau Monde ; on sait aujourd'hui qu'il existe au moins dans quelques ports de l'Ancien. Au point de vue clinique, le typhus murin se distingue du typhus histori-que par un certain nombre de symptômes ou plutôt par la manière dissemblable dont les mêmes symptômes se présentent. La plus grande différence est, en som-me, la bénignité. Dans bien des cas, il faut avouer que le diagnostic clinique est difficile. Ce qui sépare les deux typhus l'un de l'autre, ce sont des propriétés diffé-rentes des virus et surtout leurs modes naturels de transmission.
Alors que le virus du typhus historique ne communique au rat (expérimenta-lement) qu'une infection inapparente et qui reste telle ou, plutôt disparaît par les passages dans l'espèce, le virus du typhus bénin lui donne une infection fébrile souvent sévère et, expérimentalement au moins, parfois mortelle. En conséquence de cette activité pathogène différente, le rat est trouvé porteur de virus dans les foyers du typhus bénin, alors que, jusqu'à présent, quoique le fait ne soit pas inadmissible, il n'a jamais été trouvé infecté dans les foyers épidémiques de l'An-cien Monde. Le rat ou plutôt les muridés jouent donc le rôle capital, sans doute unique, dans la conservation du typhus bénin, alors que lui et les autres rongeurs voisins ne peuvent jouer qu'un rôle accidentel, exceptionnel et d'ailleurs non prouvé, clans la conservation du typhus historique. La démonstration de l’indépendance de ce typhus et des muridés nous est confirmée indirectement, mais clairement, par les résultats de l'épouillage dans la lutte contre le typhus de l'Ancien Monde. Ses épidémies, secondaires aux calamités de la grande guerre, ont reculé, puis cessé du seul fait de l'application des mesures systématiques contre les poux. On ne voit plus subsister que de petits foyers endémiques des-quels partent des épidémies, limitées aux régions misérables où ne règne point la propreté.
On peut donc considérer, ainsi que nous l'avons fait jusqu'ici, le typhus histo-rique comme n'ayant pratiquement qu'un réservoir de virus, l'homme, et un agent de transmission, le pou. Au contraire, le typhus bénin est une maladie qui frappe rat et homme et qui reconnaît pour agents de transmission deux parasites, puce et pou. C'est, dans sa forme commune, endémique, une maladie du rat qui passe de rat à rat, à la fois par les puces (par beaucoup d'espèces de ces puces) et aussi, par le pou du rat (Po1ypIax spinulosum), et une maladie de l'homme qui est transmise du rat à l'homme par les puces du rat (non par le Polyplax qui ne pique pas l'homme), et d'homme à homme, à la fois, par les puces de l'homme et par son pou.
Ainsi, dans le typhus murin, la maladie épidémique se greffe, chez l'homme, sur l'endémique. Tant qu'il n'entre en jeu que les puces, il peut y avoir épizootie chez les rats (ainsi qu'on l'a constaté sur certains de nos navires de guerre où pres-que tous les rats du bord peuvent être pris) ; l'homme n'est atteint par les puces du rat qu'occasionnellement et ce n'est que très exceptionnellement que la maladie peut passer par le même insecte d'homme à homme ; tandis que, lorsque le pou entre en jeu, le typhus se déchaîne sous forme d'épidémies, à la manière du typhus historique qui, lui, n'est qu'épidémique.
L'épidémie humaine se termine plus vite dans le cas du typhus bénin, car le pou meurt très tôt de son infection, ce qui rend plus difficiles les passages à l'homme. Lorsque la chaîne se trouve rompue, le typhus murin redevient maladie exclusive du rat. Ainsi, par suite d'un double mécanisme et de deux agents vecteurs, une mala-die épidémique peut sortir d'une maladie, ordinairement endémique dans notre espèce.
La peste que ne transmet pas le pou nous offre un exemple un peu moins net de la même succession, mais analogue. Dans les conditions ordinaires, c'est, comme le typhus murin, une maladie des muridés. Les puces la transmettent de rat à rat. Accidentellement, elle peut passer d'homme à homme lorsque l'homme se trouve au voisinage d'un rat pesteux moribond, au moment même où les puces abandonnent le corps refroidi pour chercher leur nourriture sur n'importe quel être. Dans ce cas, la peste de l'homme se traduit par des symptômes en rapport avec le mode de contamination. Du siège de la piqûre occasionnée par la puce (et qui le plus souvent se trouve être aux membres inférieurs), le bacille pesteux in-troduit gagne le ganglion lymphatique correspondant. Quel que soit l'avenir de la maladie, même au cas où elle se généralisera, il y a toujours une période où elle est locale, ganglionnaire. Cette forme de la peste, la plus commune dans notre espèce, est dite bubonique. Dans de tels cas, même lorsque les puces du même rat ou du même nid de rats frappent plusieurs hommes à la fois, créant ainsi un petit foyer, la peste reste endémique et l'homme se comporte vis-à-vis du virus comme un cul-de-sac.
Toute autre apparaît la fortune du bacille pesteux dans le cas de peste pulmo-naire ou pneumonique. Cette forme qui se rencontre parfois isolée, limitée à un individu dans un foyer de peste bubonique, peut prendre une extension soudaine et une allure épidémique. On a vu, surtout dans les pays froids ou par des temps froids sous d'autres climats, des épidémies de cette forme de peste frapper une région étendue et des milliers d'hommes.
Nous ne sommes pas encore informés de façon certaine du mécanisme qui transforme la peste bubonique en peste pulmonaire. Il n'est pas douteux qu'elle en provienne. Les cas de début sont buboniques et il y a, durant toute l'épidémie, des cas ganglionnaires à côté des cas pulmonaires infiniment plus nombreux. Il est probable que certaines conditions rendent le bacille pesteux particulièrement viru-lent et qu'ayant frappé le poumon d'un homme il puisse ainsi, par l'expectoration, passer d'un sujet à un autre, puis à de nombreux sujets, tout comme le font les virus de la grippe ou de la rougeole. Il y a lieu de penser que la contamination se fait par les téguments et les muqueuses de la face. L'association avec un autre virus n'est pas à rejeter dans certains cas. Il est bien peu probable qu'une pullula-tion extrême des puces intervienne ; il y aurait infection suraiguë par toutes les voies et non localisation pulmonaire d'emblée. Quel que soit le mécanisme incon-nu qui fasse de la peste bubonique la peste pulmonaire, nous voyons dans leur succession un exemple nouveau d'une maladie épidémique qui se greffe, dans notre espèce, sur une maladie endémique.
Ces deux exemples parlent assez clairement pour qu'il nous paraisse superflu d'en chercher d'autres. Nous verrons qu'un même mécanisme, c'est-à-dire la suc-cession de facteurs étiologiques différents, permet d'expliquer que certaines de nos maladies, transmises aujourd'hui par contact direct, interhumain, ou bien par un invertébré particulier, nous sont venues primitivement d'un mammifère d'espè-ce différente ou par un autre parasite. Tel est le cas des fièvres récurrentes et pro-bablement celui de la syphilis.
Redisons encore une fois que, dans les oeuvres de la nature, tout est effet de circonstances, que les circonstances sont en nombre indéfini, perpétuellement changeantes, journalières, et que la création d'une épidémie et sa destinée consti-tuent, en raison de l'absence d'un plan conçu et de discipline, des événements à la fois terribles, exceptionnels et sans avenir.

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